Storytelling : Une machine à fabriquer des histoires

Le monde diplomatique (déc. 20007) , Bruno Salmon.

« A good story. » Voilà, selon les stratèges du Parti démocrate, ce qui aurait manqué à M. John Kerry pour remporter l’élection présidentielle aux Etats-Unis en 2004 (1). M. James Carville, l’un des artisans de la victoire de M. William Clinton en 1992, déclara à ce propos : « Je pense que nous pourrions élire n’importe quel acteur de Hollywood à condition qu’il ait une histoire à raconter ; une histoire qui dise aux gens ce que le pays est et comment il le voit. »

« Un récit, c’est la clé de tout », confirme M. Stanley Greenberg, spécialiste des sondages. Quelques jours plus tard, à l’émission « Meet the press », M. Carville a été plus explicite encore : « Les républicains disent : “Nous allons vous protéger des terroristes de Téhéran et des homosexuels de Hollywood.” Nous, nous disons : “Nous sommes pour l’air pur, de meilleures écoles, plus de soins de santé.” Ils racontent une histoire, nous récitons une litanie. »

Selon Evan Cornog, professeur de journalisme à l’université Columbia, « la clé du leadership américain est, dans une grande mesure, le storytelling ». Une tendance apparue dans les années 1980, sous la présidence de Ronald Reagan, lorsque les stories en vinrent à se substituer aux arguments raisonnés et aux statistiques dans les discours officiels. En janvier 1985, le président des Etats-Unis prononce devant les deux chambres du Congrès son discours sur l’état de l’Union. « Deux siècles d’histoire de l’Amérique devraient nous avoir appris que rien n’est impossible. Il y a dix ans, une jeune fille a quitté le Vietnam avec sa famille. Ils sont venus aux Etats-Unis sans bagages et sans parler un mot d’anglais. La jeune fille a travaillé dur et a terminé ses études secondaires parmi les premières de sa classe. En mai de cette année, cela fera dix ans qu’elle a quitté le Vietnam, et elle sortira diplômée de l’académie militaire américaine de West Point. Je me suis dit que vous aimeriez rencontrer une héroïne américaine nommée Jean Nguyen. » L’héroïne américaine se lève pour être ovationnée par l’ensemble des corps constitués. Reagan enchaîne alors sur une autre histoire, tout aussi édifiante, avant de dévoiler la morale des deux récits : « Vos vies nous rappellent qu’une de nos plus anciennes expressions reste toujours aussi nouvelle : tout est possible en Amérique si nous avons la foi, la volonté et le cœur. L’histoire nous demande à nouveau d’être une force au service du bien sur cette planète (2). » Parfois, les fictions du président se substituèrent à la réalité. L’ancien acteur de Hollywood croyait au « pouvoir des histoires » sur les esprits. Il lui arrivait d’ailleurs d’évoquer un épisode tiré d’un vieux film de guerre comme s’il appartenait à l’histoire réelle des Etats-Unis (3).

Mais c’est sous la présidence de M. Clinton que le storytelling politique est entré à la Maison Blanche, avec sa cohorte de consultants, de scénaristes hollywoodiens et de publicitaires. « Mon oncle Buddy m’a enseigné que chacun d’entre nous a une histoire », affirme M. Clinton, dès les premières pages de ses Mémoires (4). Avant de les terminer par ces mots : « Ai-je écrit un grand livre ? Qui sait ? Je suis certain en tout cas qu’il s’agit d’une bonne histoire. » Avec M. Clinton, le storytelling a cessé d’être simplement une manière spontanée de communiquer. « La politique, théorise-t-il, doit d’abord viser à donner aux gens la possibilité d’améliorer leur histoire. »

Quelques semaines après l’élection de 2004, l’éditorialiste conservateur William Safire s’est moqué des explications données par les spin doctors (conseillers en communication) démocrates en les qualifiant de politerati (littéralement, politiciens littéraires) et de « narratologues » dans un article dont le titre résume bien le propos : « The new story of “story”, and make sure it’s coherent » (5). Si le résultat avait été inversé, faisait-il valoir, il se serait trouvé de nombreux consultants pour se féliciter que la campagne de M. Kerry ait su construire « un récit cohérent ». Le « récit » démocrate postélectoral, raillait Safire, se limitait à constater le manque de « récit cohérent » de M. Kerry.

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