"Après La Démocratie" d'E. Todd




L'excellent Emmanuel Todd revient bientôt avec un nouveau bouquin. "Après la démocratie".
A l'occasion de la sortie de son livre, E. Levy l'a interviewé pour le magazine Le Point.

En tant que descendant d'immigrés algériens, la lecture de son livre "le destin des immigrés" m'a été d'une aide inestimable pour "trouver ma place".

Emmanuel Todd : La révolution protectionniste
Après avoir annoncé, en 1976, la « chute finale » de l'URSS et le « déclin de l'empire américain » en 2001, Emmanuel Todd analyse la crise française avec un livre polémique et savant. Pour cet historien des structures familiales, la démocratie est menacée par le choix des élites en faveur du libre-échange. Entrerons-nous dans l'âge d'« Après la démocratie » (Gallimard) ?




Le Point : Vous avez annoncé la fin de l'URSS, le déclin de l'empire américain, et maintenant vous proclamez la fin de la démocratie ? Vous lisez l'avenir dans les courbes de natalité ?

Emmanuel Todd : Vous exagérez ! Je peux être brutal dans mes appréciations personnelles mais ce livre est beaucoup plus spéculatif que mes précédents. Oui, la fin de la démocratie est une issue possible mais il y en a d'autres et je ne me prononce pas sur celle qui l'emportera.

Incohérent, intellectuellement médiocre, agressif, affectivement instable et animé par l'amour de l'argent : il n'est guère de défaut que vous ne prêtiez au président de la République. Ne verseriez-vous pas dans la recherche de boucs émissaires que vous l'accusez de pratiquer ?

Taper sur Nicolas Sarkozy est une activité saine, morale et satisfaisante, mais il ne faut pas s'arrêter là. Il faut bien comprendre qu'il n'a pas été élu en dépit de ses défauts mais grâce à eux. Et s'il m'intéresse, comme chercheur, c'est parce qu'il est un concentré des tendances mauvaises qui travaillent la société française.

Nicolas Sarkozy n'a pas seulement été élu pour ses défauts : le verbe-talentueux quoi que vous en pensiez-d'Henri Guaino a eu sa part.

Oui, mais ce verbe ne renvoie à rien. Ce qui caractérise Sarkozy, c'est sa capacité à dire tout et son contraire et de vampiriser les héros et les valeurs de la gauche. Cette dilution des concepts de droite et de gauche est typique d'une situation où il n'y a plus de vraie représentation démocratique mais où des gens et des groupes s'affrontent dans une quête machiavélienne de pouvoir pur.

Vous dénoncez la dérive ethniciste incarnée selon vous par certains intellectuels comme Alain Finkielkraut. Et les discours de Dieudonné, de Christiane Taubira ou de Tariq Ramadan, ils n'incarnent rien ?

Concernant Finkielkraut, son concept de « pogrom antirépublicain », à la fois absurde et important, entre en résonance avec certains éléments du sarkozysme. Quant aux discours que vous évoquez, en effet, ils ne retiennent pas mon attention parce que la critique du multiculturalisme, je l'ai faite dans « Le destin des immigrés », il y a quatorze ans. Je m'intéresse à ce qui se passe effectivement, le taux de mariages mixtes, le niveau réel de pratique religieuse. Il est vrai qu'on n'a pas d'enquête bien faite depuis 1992. Mais je sais que le taux de mariages mixtes est une variable à très forte inertie. Et je sais aussi que lorsqu'une bande mêlée, de toutes les couleurs, caillasse la police, c'est que l'assimilation fonctionne, fût-ce sur un mode négatif. Les valeurs égalitaires sont toujours ancrées dans la société.

Donc, « La Marseillaise » sifflée est l'expression d'aspirations égalitaires contrariées, tandis que l'inquiétude que cela suscite traduit le raidissement islamophobe de l'élite ?

La fascination de l'islam, l'obsession de l'islam, la fixation sur l'islam n'ont rien à voir avec la réalité de l'islam ni même avec la crise qu'il traverse en dehors de nos frontières. Elles s'expliquent par le fait que la France, pays de tradition chrétienne, vient de connaître l'ultime disparition du catholicisme. D'où une angoisse liée au vide religieux, que certains intellectuels laïques projettent sur l'islam, comme s'ils avaient besoin de ce repoussoir pour préserver leur sentiment de sécurité athée. J'aimerais que les intellectuels et les politiques français s'intéressent un peu moins à l'islam et au football, un peu plus au libre-échange et aux délocalisations qui détruisent la vie des gamins de banlieue.

Ce ne sont pas des intellectuels laïques qui ont fait le succès électoral du FN. Ni celui de Nicolas Sarkozy, d'ailleurs.

Non, mais dans l'entourage de Sarkozy, on cultive une vision ethnicisée de la vie politique. Cela dit, l'éclatement de l'électorat du Front national indique que la question économique est en train de prendre le dessus sur la thématique identitaire. La « magie du FN », c'était une thématique identitaire anti-immigrés qui soudait une partie du peuple de gauche et une partie du peuple de droite, les ouvriers et les petits commerçants. Or les commerçants ont fichu le camp au premier tour en votant directement Sarkozy et les ouvriers ont voté Royal en dépit de son discours sur « La Marseillaise ».

Ou peut-être grâce à lui.

En tout cas, les différentialistes se trompent de société. Aveuglés par leurs lunettes ethniques, ils ne voient pas que Sarkozy est surtout l'élu des plus de 60 ans. L'anxiété n'est pas le privilège de la seule jeunesse.

Vous opposez des séries statistiques à l'expérience concrète. Prenons votre diagnostic sur l'éducation...

Dans mon modèle éducatif-culturel, l'émergence de la démocratie est associée à l'alphabétisation de masse et l'émergence de tendances oligarchiques à la restratification de la société par autonomisation des diplômés de l'enseignement supérieur. Et non seulement j'observe la stagnation éducative dans laquelle est entrée la France depuis 1995, mais je reconnais que nous ne savons pas s'il s'agit d'une pause ou d'un plancher de très longue durée.

Vous vous imposez pourtant un devoir d'optimisme...

Je crois beaucoup plus aux données qu'aux impressions. Trente ans de fréquentation des courbes me prouvent le caractère massif, universel, de la marche en avant de l'alphabétisation, celle-ci entraînant la révolution démographique, puis, ultimement, le développement économique. En 2030, la planète entière sera alphabétisée. Bref, je vis avec le progrès. C'est ce qui me rend optimiste.

D'où la volée de bois vert que vous passez aux « pessimistes culturels ». Or il y a quelques raisons d'être pessimiste, non ?

Ce qui me frappe, c'est la façon dont un simple arrêt du progrès est interprété comme un déclin. Comparée à l'extraordinaire progression observée depuis la guerre, la stagnation éducative est un choc, pour les profs et pour tout le monde. Mais le pessimisme culturel est une réaction hystérisée à ce choc. Je n'observe nullement l'ignorance universelle et le prétendu illettrisme que Le Point, comme d'autres, dénonce régulièrement. Il est parfaitement vrai que, après les gosses des milieux populaires, ceux des classes moyennes sont touchés par le chômage et les bas salaires, mais le monde abruti que nous décrivent des dépressifs culturels qui idéalisent le passé, je ne le vois pas !

L'appauvrissement du langage, la chute de l'autorité, le délitement de la transmission n'existent pas ?

Votre obsession du déclin culturel vous fait oublier l'emballement des inégalités, le fait nouveau que les diplômés ne profitent plus du changement économique, ainsi que le retour du capital dans la vie politique et l'émergence d'une oligarchie qui ne représente pas 1 % de la société.

Vous faites une critique acerbe du livre de Max Gallo, « Fier d'être français ». Etes-vous devenu insensible à la nation ?

Je n'ai pas attendu Gallo pour être fier d'être français. J'ai relancé l'idée de nation en 1998, dans « L'illusion économique ». Mais si je crois de plus en plus à sa nécessité, j'espère de moins en moins sa résurgence immédiate. La narcissisation des comportements, l'implosion centripète des individus et des groupes vont tellement loin que le mythe national instrumentalisé par le couple Sarkozy/Guaino n'embraye sur aucune réalité. De ce point de vue, le peuple ne vaut pas mieux que l'élite. Et l'Europe ne va pas mieux que la France. Le sens du collectif se dérobe.

En somme, il ne nous reste qu'à assister au naufrage.Heureusement que vous êtes optimiste.

J'essaie d'être rigoureux. Le problème fondamental de la démocratie, c'est que la classe politique refuse de mettre en question le libre-échange, ce qui mène à la baisse des revenus, à la montée des inégalités, bref à une baisse du niveau de vie pour le plus grand nombre. Et désormais à l'insuffisance de la demande, à la crise financière et à la récession. Jusqu'à présent, une démocratie de manipulation a animé, de plus en plus difficilement, un pseudo- débat politique. Maintenant, il va falloir choisir : une ethnicisation de la démocratie française me paraît assez peu probable. La séquence « appauvrissement des jeunes diplômés-luttes de classes immatures-poussée autoritaire et, ultimement, perversion ou suppression du suffrage universel » est déjà plus vraisemblable. Le PC est mort, mais Marx revient. Bonaparte aussi, malheureusement. Toutefois, il existe une chance de sortir par le haut de la course dépressive de la demande et des salaires : cette solution, européenne et non nationale, c'est le protectionnisme. Mais la crise financière rapproche l'heure du choix. Et celle du jugement.

Le protectionnisme est peut-être une solution pertinente, mais on dirait que, pour vous, il est la nouvelle utopie révolutionnaire. L'avenir radieux derrière des frontières ?

C'est tout le contraire. Face à la narcissisation des comportements, l'adoption d'un protectionnisme coopératif, mis en oeuvre au niveau d'un collectif supranational, délivré de tout mythe fondateur ethnique ou étatique, montrerait que nous sommes passés à un état supérieur de la conscience humaine et du développement historique.

« Après la démocratie », d'Emmanuel Todd (Gallimard, 250 pages, 18 E).

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